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Petite histoire transeuropéenne d'un mot

L'origine du mot cadre

Avant de devenir l’objet que nous connaissons aujourd’hui et qui nous est si familier, le cadre fut d’abord un concept – ce qu’il est toujours, d’ailleurs, dans l’une des acceptions du terme. Issu du latin quadrus, qui désigne un carré, il nous est parvenu en transitant par l’italien où, d’adjectif, il a évolué vers une forme substantivée et a pris le sens de carré comme forme géométrique, puis d’ouverture carrée, ensuite de petite fenêtre et, enfin, de tableau (c’est-à-dire de peinture, quadro dipinto), terme encore en usage de nos jours, en espagnol et en portugais aussi d’ailleurs, où le cuadro et le quadro, respectivement, ne désignent pas davantage qu’en italien le pourtour du «carré» qu’est le tableau peint, comme en français, mais ce carré lui-même (qu’il ait cette forme ou non), sa surface – c'est-à-dire l'image.

La cornice italienne

Anonyme, Annonciation<br> Lucques, Itaie, vers 1500 (Wikimedia)

Puisqu’en Italie et au-delà des Pyrénées le cadre désigne le tableau lui-même et non la bordure qu’on lui ajoute, comment appelle-t-on alors le cadre dans les langues latines des pays voisins ? La réponse est en soi une mini-leçon d’histoire de l’art : en italien, on dit cornice – littéralement corniche. Pourquoi ? Parce qu’au Moyen Âge et au début de la Renaissance, avant l’époque de la peinture sur chevalet, on peignait à même les murs, les voûtes et les plafonds, ou encore sur des retables, ces panneaux dont les formes des bordures suggéraient celles de bâtiments, églises gothiques ou temples grecs, par exemple : cette imitation à petite échelle passait par l’emploi d’éléments empruntés au répertoire stylistique de l’architecture, dont la corniche était un élément essentiel. Le jour où l’on a cessé de peindre sur des pans de mur, de plafond ou autres surfaces enchâssées dans des corniches et où l’on s’est mis à peindre sur des panneaux ou des toiles auxquels on ajoutait ensuite un cadre, on a reporté sur ce cadre l’ornementation typique des corniches, comme si l’on avait souhaité, en quelque sorte, établir une continuité entre la peinture murale et la peinture sur support mobile. Les artisans qui fabriquaient des cadres ont eu beau s’émanciper peu à peu des codes propres à l’architecture en général et à la corniche en particulier pour créer de nouveaux types d’ornementation – le mot cornice, lui, a survécu, et désigne encore aujourd’hui cet objet que nous appelons un cadre en français. Belle métonymie !

L’origine du mot cornice/corniche est incertaine, il se pourrait qu’il y ait un rapport avec le mot koronê en grec ancien, qui signifie corneille et aussi, métaphoriquement, extrémité recourbée, par analogie avec la forme du bec de l’oiseau. Notons au passage qu’à la faveur de cette analogie, la corneille grecque nous a également donné, semblerait-il, le mot couronne.

L'ornementation du cadre

Pour un aperçu des différents profils et décors de cadres, du modèle architectural du Moyen-Âge et de la première Renaissance aux modèles plats apparus au XIXe siècle en passant par les décors baroques, rococo ou néo-classiques, nous vous invitons à consulter l’article Des cadres qui ont du style.

...et la corniche française

Corniches (Wikimedia)

En français contemporain, la corniche nous évoque une bordure saillante qui couronne un édifice et qui sert à rejeter loin des murs les eaux de pluie, ou encore des moulures concaves qui camouflent en la décorant la jonction du plafond et des murs d’une pièce. On l’associe volontiers à l’architecture classique (ou néo-classique), au même titre que les colonnes et les frises. Lorsque l’on entend le mot corniche, on ne pense pas spontanément au domaine de l’encadrement. Et pourtant, il s’en est peut-être fallu de peu pour que le terme corniche s’impose dans notre langue dans la même acception qu’elle a conservée en italien, et en voici la preuve :

En 1639, le peintre français Nicolas Poussin écrit à son ami et commanditaire Chantelou, à qui il vient de faire parvenir un tableau, les mots suivants : «Quand vous l’aurez reçu, je vous supplie, si vous le trouvez bon, de l’orner d’un peu de corniche, car il en a besoin, afin qu’en le considérant en toutes ses parties, les rayons de l’œil soient retenus et non point épars au dehors.»

Cet emploi est néanmoins rare: à l’époque, on parle plutôt de bordures. Ce n’est que plus tard, petit à petit, que celles-ci ont cédé la place au mot que nous employons aujourd’hui pour désigner cet objet : le cadre.

Quant au cornichon, qui pourrait suggérer l’idée d’une petite corniche (n'est-ce pas ?), il n’a pas grand chose à voir étymologiquement avec le monde de l’architecture, puisqu’il est issu du mot corne (le cornichon étant une «petite corne»), en rapport avec la forme de ses deux extrémités.

Bordure, puis cadre, tels sont donc les deux termes qui ont successivement prévalu dans la langue française là où l’italien a retenu la cornice. Serait-ce parce que ce terme évoque trop ostensiblement l’idée de moulures qu’en italien contemporain le terme portafoto lui fait sérieusement concurrence ? Il faudrait interroger les experts...

Le marco espagnol

Dans la péninsule ibérique, le cuadro (quadro en portugais, quadre en catalan) désigne, de même qu’en italien, le tableau même, c'est-à-dire la peinture, l’image, et non ses contours. Le cadre, quant à lui, porte en espagnol le nom générique de marco. Il possède un synonyme, moldura, qui s’emploie surtout pour parler de cadres à moulures, comme son nom le suggère. L’étymologie du marco est fort intéressante ; il s’agit d’un de ces mots, assez rares en espagnol, d’origine germanique, à rapprocher de Mark, en allemand, à l’origine marka, merki, «signe marquant une limite», qui nous a donné en français marque pour le signe, marge et marche pour la limite, la marche désignant, rappelons-le, la province frontalière d’un État, à rapprocher de marquis, le seigneur gouvernant une marche. Par souci d’exhaustivité, il faudrait ajouter que ce mot d’origine germanique a transité par le latin, mais ce serait une autre histoire...

Cadres, frames, Rahmen, cornici, lijsten, marcos...

Le choix des mots

Le cadre est un objet complexe, riche d’une passionnante histoire, et le mot que chaque langue a retenu pour le désigner éclaire un aspect plutôt qu’un autre de sa nature, concrète ou symbolique. Avec la cornice, l'italien met en relief – c’est le cas de le dire – la matérialité esthétique de son profil, traditionnellement sculpté et mouluré comme une corniche. De tous les termes qui nous sont connus (nous nous limitons ici aux principales langues d’Europe occidentale), c’est celui qui nous rappelle le mieux qu’un cadre est en soi une œuvre d’art.

Quant au marco espagnol, tout comme la bordure française de la Renaissance, il insiste sur l’idée de limite, de confins. C’est une manière toute conceptuelle d’envisager le cadre, comme s’il s’agissait de la province frontalière du tableau, la transition entre celui-ci et le mur situé au-delà.

Cette idée de bordure, de délimitation est présente également dans le mot que l’usage français a retenu mais avec, en plus, une connotation plus technique, puisque le cadre désigne également un châssis.

Le frame anglo-saxon

En anglais, frame suggère, plus nettement encore que le cadre en français, une structure. L’histoire des mots nous révèle parfois bien des surprises : ce mot serait dérivé d’un verbe en vieil anglais signifiant profiter, être utile, lequel aurait son origine dans l’adjectif fram, qui signifie actif, vigoureux. Toujours en anglais médiéval, le substantif frame désigne une «structure composée d'après un plan». C’est un aspect autrement plus pragmatique, plus technique qui est mis en avant ici : le frame serait, dans le cas d'un picture frame, la structure qui soutient le tableau...

Mary Ellen Best (1809-1891), Salon de Miss Crompton<br>Intérieur anglais avec tableaux suspendus à une cimaise<br>(Wikimedia)

Et si la notion de bordure n’est pas absente du terme anglais moderne, qui sait si ce n’est pas parce qu’il a fini par absorber le sens français du mot, à force de voisinage géographico-politique... Si cette hypothèse est fondée, ce serait un bel exemple de calque sémantique, où un mot autochtone se dote d’un sens emprunté à une langue étrangère !

Le Rahmen allemand

En allemand, le mot Rahmen descend de rama en vieux haut allemand, qui signifie support, soutien. On retrouve d’ailleurs cette même racine dans les langues scandinaves où cadre se dit ram, ainsi que dans les langues slaves avec rama, ramka. Tout comme en anglais, c’est moins la notion de lisière que ce vieux mot nous laisse percevoir – davantage celle d’armature, où la fonction physique semble primer sur l’apparence visuelle. Autre similitude avec l’anglais : le mot Rahmen a connu la même évolution sémantique que le mot frame et a fini par prendre lui aussi, à un moment de l’histoire, le sens de bordure – abstraite ou concrète.

Le cadre pour tableau

Par ailleurs, les acceptions non artistiques du mot frame en anglais et Rahmen en allemand sont nombreuses et si courantes qu’il est d’usage, lorsque l’on veut parler d’un cadre pour tableau, de le spécifier, et on dit alors picture frame et Bilderrahmen, respectivement. En français aussi, bien sûr, le cadre peut désigner toutes sortes de choses, le cadre d’un vélo ou celui d’une fenêtre, pour ne rien dire de l’acception du mot au sens abstrait, au sens militaire et, de là, entrepreneurial – et pourtant, notre cadre français semble mieux se passer du syntagme «pour tableau», ou «pour image» que ses homologues d’outre-Manche et d’outre-Rhin : quand on veut parler d’un cadre pour image, on peut se permettre de parler de cadre tout court; autrement, on précise sa pensée : cadre pour miroir, cadre de lit, de porte, d’entreprise, etc.

La bordure symbolique, ancêtre du cadre?

Étendard d'Ur Sumer, vers 2500 avant J.C. (Wikimedia)

Nous avons commencé cet article en évoquant l’acception «conceptuelle» du mot cadre : et en effet, l'histoire nous montre que l’être humain n’a pas attendu l’avènement du cadre tel que nous le connaissons aujourd’hui pour éprouver le besoin de circonscrire les images qu’il crée depuis des millénaires. Certes, l’art rupestre de l’époque paléolithique est dépourvu de bordures – et ce n’est peut-être pas un hasard si les premières images bordées sont le fait de populations non plus nomades mais déjà sédentaires, ce qui nous permettrait d’envisager le cadre pictural comme une transposition du «cadre de vie», cet espace bien délimité à l’intérieur duquel on se sent chez soi. Dès le troisième millénaire avant notre ère, toutes sortes de représentations visuelles – peinture murale, peinture sur objets, mosaïque, tapisserie – sont ceints d’une démarcation, tantôt une ligne simple, tantôt une large bande décorative, ronde, carrée ou polygonale. Notre cadre contemporain, ce support en trois dimensions séparable du sujet qu’il sert à tenir et à cerner, est peut-être l’un des rares objets dont l’existence symbolique ait précédé la réalité fonctionnelle qu’on lui connaît depuis le Moyen Âge et, plus encore, depuis la Renaissance.

Sources:

  1. The Frame Blog
  2. Revue de l’art, n. 76, 1987
  3. Robert, Dictionnaire historique de la langue française
  4. Paul Rouaix, Dictionnaire des arts décoratifs à l'usage des artisans, des artistes, des amateurs et des écoles
  5. Jules Adeline, Lexique des termes d’art
  6. D. Gene Karraker, Looking at European Frames, A guide to terms, styles, and techniques

Recherche et rédaction: Isabelle Bard

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